À l'occasion du Mois des mémoires de l'esclavage, des traites et leurs abolitions, la Maison des Cultures du Monde – CFPCI invite à (re)découvrir l’héritage méconnu de la confrérie des Qhapaq Negro, reçue à Paris en 2012 dans le cadre du Festival de l’Imaginaire.
Chaque année entre le 14 et le 18 juillet, Paucartambo, paisible bourg de l’Altiplano situé à 100 km à l’est de Cuzco, reprend vie. Plusieurs milliers de participants venus de Cuzco, de Lima, des pays voisins où ils se sont expatriés, envahissent les rues, dorment dans d'antiques masures familiales, à même le sol des auberges voire dehors, pour célébrer la fête de Notre Dame du Mont Carmel : la Virgen del Carmen ou plus affectueusement Mamacha Carmen (Mamacha renvoie à Pachamama, la Terre Mère).
Plus d’une dizaine de cuadrillas de danse participent à cette manifestation. Chacune symbolise une composante de la société péruvienne. Les Qhapaq Qolla représentent les Indiens des Andes, les Chunchos ceux d’Amazonie, les Maqt'a des péons pauvres qui dans un processus d'inversion carnavalesque sèment la pagaille ou au contraire assurent le service d'ordre des cortèges, les Saqra sont des êtres telluriques, vestige du culte inca de Pachamama, la Terre Mère.
Les Qhapaq Negro, quant à eux, figurent un groupe d’esclaves noirs affectés au travail dans les mines et qui se seraient échappés lors des fêtes de la Vierge afin d’y participer. Cette cuadrilla aurait été créée en 1694 par des habitants de Paucartambo en hommage à ces « nègres » révoltés. La ferveur et la discipline quasi-militaire des Qhapaq Negro leur vaut de jouer un rôle essentiel dans la structure même de la fête.
Chaque membre de la cuadrilla réalise son costume qui se compose d’un pantalon bouffant bleu, rouge ou orange sur lequel il porte une chemise et une tunique blanches évoquant les vêtements de nuit que les esclaves dérobèrent à leurs maîtres pour s’échapper. À la ceinture, pendent des chaînes symbolisant leur condition et un foulard brodé. Sur la poitrine, les épaules, le dos et le grand chapeau rouge, broderies, perles, miroirs, images saintes, créent un camaïeu scintillant. Le masque, acheté à un artisan spécialisé, le mascarero, représente un visage africain aux traits exagérés, souriant, mais dont l’expression varie subtilement d’un danseur à l’autre. Enfin, ils tiennent dans leur main droite un bâton surmonté d’un poing noir sculpté, le maki, symbole de leur rébellion.
Pendant quatre jours d’affilée, les Qhapaq Negro défilent dans les rues de Paucartambo, participent à la célébration de la grand-messe devant l’église et dansent sur les places du village. Chants de procession, litanies et cantiques à la Vierge, en espagnol et en quechua, font pénétrer le spectateur dans un univers de piété mystique empreinte d’une certaine mélancolie. Pendant les processions quotidiennes, ils s’arrêtent à plusieurs reprises pour danser une belle chorégraphie enchaînant onze mouvements en triangle, en ligne, en colonne, en quinconce, en étoile etc. Ces chants et cette danse sont accompagnés par un ensemble de musiciens locaux engagés pour la circonstance et comprenant un violon, une flûte quena, un accordéon, une harpe – que le musicien porte à l’envers sur l’épaule – et une grosse caisse.
Devenir Qhapaq Negro est un engagement indéfectible. En se vouant à la Vierge, le Qhapaq Negro conditionne son existence et celle de sa famille autour de cette figure du catholiscisme latin mâtinée de croyances inca, tout en affirmant à travers son personnage de Noir Marron, le libre arbitre de chaque individu.
Pierre Bois